Alcoolisation fœtale : comprendre les troubles et prendre soin des victimes
En France, 600 000 personnes vivraient avec des conséquences d’une exposition prénatale à l’alcool sans le savoir. C’est la première cause de handicap mental non génétique et 100 % évitable. Pourtant, la prévention sur les risques de troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale, ou TSAF, reste un parent pauvre de la santé publique. Que sait-on des troubles neurologiques qui impactent la vie entière des victimes ? Comment répondre aux besoins spécifiques des enfants TSAF pour favoriser leur insertion sociale ? On fait le point dans cet article sur leur réalité et les préconisations essentielles pour favoriser leur épanouissement.
Table des matières
« Il est vraiment important de savoir que nous pouvons encore obtenir des évolutions spectaculaires dans le développement de ces enfants, si nous parvenons à les faire reconnaître et à les accompagner le plus tôt possible. »
Julie Kable, chercheuse en exposition neurodéveloppementale à l’université Emory en Géorgie.
Quand je bois, bébé boit : un long chemin vers la prise de conscience collective
L’alcool, un médicament comme les autres
Boisson divine, eau de vie, remontant, tonifiant : ces expressions soulignent la perception positive de l’alcool à travers les âges. Au XVIIIe siècle, l’industrialisation accélère la production des breuvages alcoolisés. Ils se présentent comme une échappatoire pour supporter les conditions de travail pénibles. Au XIXe siècle, le physiologiste François Magendie recommande le vin de Bordeaux pour soigner le choléra. L’alcool-médicament ne choque personne. Le célèbre inventeur du diagnostic par auscultation, René Laënnec, n’est pas le seul à prescrire une larme d’eau de vie au coucher, dans une infusion, à certains malades.
En 1930, le ministre de l’Instruction publique recommande, avec l’appui du corps médical, d’expliquer la valeur hygiénique du vin aux petits écoliers français. Les enfants de moins de 14 ans boivent du vin à la cantine jusqu’en 1956 et les lycéens jusqu’en 1981.
Les pouvoirs publics français délaissent la prévention des dangers de l’alcool jusqu’à la fin du XXe siècle.
Les effets de l’alcool sur le fœtus mis en lumière par les chercheurs américains
L’alcoolisme, défini depuis 1848 par le médecin suédois Magnus Huss, est une réalité médicale qui a eu bien du mal à s’imposer.
Dans les années 1960, le pédiatre nantais Paul Lemoine repère une singulière ressemblance physique entre certains enfants de sa pouponnière. Une infirmière lui fait remarquer qu’ils sont tous nés de mamans alcooliques. Il réalise une étude, sur une cohorte de 127 enfants. L’Ouest médical assure la publication de ses résultats en 1968. Le docteur Lemoine devient l’auteur du premier tableau clinique des troubles de l’alcoolisation fœtale de l’histoire de la médecine. Mais ses découvertes ne dépassent pas les frontières de sa région. Le pédiatre est ignoré par la majorité de ses pairs.
La reconnaissance internationale du phénomène viendra des États-Unis en 1973. Les Drs David Smith et Ken Jones l’appellent « syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF) ». L’alcool entre dans la catégorie des substances tératogènes, c’est-à-dire responsables de malformations chez l’embryon. Les médecins américains recensent trois types d’anomalies :
- des anomalies faciales ;
- des anomalies de croissance ;
- des anomalies cérébrales.
Le réveil de l’État français face aux dangers de l’exposition prénatale à l’alcool
Le pédiatre roubaisien Philippe Dehaene donne un second souffle aux recherches françaises, au début des années 1980. Sa consultation consacrée aux familles touchées par le SAF permet d’affirmer ses messages de prévention. Il fait connaître les travaux des grands spécialistes américains.
La loi Évin de 1991 symbolise la première réaction gouvernementale d’ampleur face aux ravages de l’alcool. Elle ouvre la voie à l’encadrement juridique de la consommation et à la restriction de la publicité.
En 2004, l’Académie nationale de médecine reconnaît l’alcoolisation fœtale comme première cause de retard mental non génétique. L’idée que cela ne concerne pas uniquement les femmes alcoolodépendantes fait son chemin. Une consommation récréative ou régulière suffit à mettre le bébé en danger. Aucun seuil de toxicité n’est déterminé encore à ce jour.
En 2005, trois mamans portent plainte contre l’État pour « défaut d’information sur les dangers de la consommation d’alcool pendant la grossesse ». Cette initiative contribue à une réaction juridique inédite : un arrêté ministériel oblige les marques d’alcool à apposer un message de prévention sur leurs emballages.
Depuis 2016, Santé publique France et la Haute Autorité de Santé participent à la Journée mondiale de sensibilisation au syndrome d’alcoolisation fœtale, créée en 1999.
Certains CHU sont à la pointe de la recherche scientifique et de l’accompagnement. Cela montre une volonté de sortir les TSAF du tabou et de la méconnaissance. Citons ici le centre de référence Déficiences Intellectuelles de causes rares (hôpital Robert-Debré) et le Centre de ressources TSAF, basé à la Réunion, conventionné avec le CHU du département.
TSAF : le cerveau en première ligne
Les troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale désignent les conséquences physiques, cognitives et comportementales de l’exposition prénatale à l’alcool. Le développement cellulaire du cerveau d’un fœtus contaminé par l’éthanol est inégal. Ces lésions cérébrales sont irréversibles.
Les 3 indices de diagnostic du SAF
Le SAF total est le moins courant mais le plus grave des TSAF. La preuve de l’alcoolisation maternelle n’est pas nécessaire pour établir le diagnostic. Il affecte 1 enfant sur 1000. L’holotélencéphalie est caractéristique du SAF : c’est l’omission par le cerveau de se séparer en deux hémisphères fonctionnels. De là découlent trois grands groupes d’indices de présence du syndrome.
Indice n° 1 : dysmorphie crânio-faciale spécifique
Des traits faciaux propres au SAF sont le marqueur d’une absorption d’alcool au premier trimestre de la grossesse :
- un front étroit ;
- des arcades sourcilières aplaties et des fentes oculaires rétrécies ;
- un philtrum lisse (sillon entre le nez et la lèvre) ;
- une lèvre supérieure très fine.
Indice n° 2 : retard staturo-pondéral
Le bébé affiche un petit poids, une petite taille et un petit périmètre crânien.
Indice n° 3 : lésions du système nerveux central (SNC)
Le nourrisson tremble, s’agite, peine à s’alimenter. L’absorption d’alcool a endommagé son SNC. Cela se traduit par :
- la taille anormale du cerveau, donc de la tête (microcéphalie) ;
- l’absence du corps calleux (organe qui permet la circulation des neurones entre les deux hémisphères) ;
- la diminution du nombre de neurones ;
- la perturbation du système limbique, siège de la mémoire et des émotions.
Le SAF est dit « partiel » en présence d’un ou deux traits faciaux, d’au moins une altération cérébrale et de la preuve de la consommation d’alcool.
Les TSAF sans traits faciaux caractéristiques
Les malformations du visage sont inexistantes dans la majorité des TSAF, contrairement aux idées reçues. Ils sont plus complexes à diagnostiquer. Ils touchent 2 enfants sur 100. Les troubles neurologiques sont consécutifs à une consommation intervenue à n’importe quel stade de la grossesse.
Leurs causes ne sont pas à rechercher du côté d’une mauvaise éducation ou de la mauvaise volonté de l’enfant. Leurs manifestations varient selon les individus. Voici la liste principale de ces troubles primaires :
- incapacité à gérer la frustration et le changement ;
- troubles du langage ;
- déficiences de l’attention et de la mémoire ;
- troubles de l’apprentissage (surreprésentation des « dys ») ;
- difficultés de planification et d’organisation ;
- dysfonctionnement des émotions et de leur expression ;
- difficultés d’autonomisation.
L’enfant fragilisé subit une double peine. La vulnérabilité liée à sa pathologie entraîne des troubles secondaires :
- échecs scolaires ;
- problèmes de santé mentale ;
- comportements sexuels inappropriés ;
- attirance pour les substances psycho-actives ;
- risques importants de tomber dans la délinquance.
Un diagnostic avant 6 ans, posé lors d’une consultation pluridisciplinaire (généraliste, généticien, psychomotricien, orthophoniste), chapeautée par un neuropédiatre, donne les meilleures chances de réparation. Les spécialistes procèdent par élimination, notamment de maladies génétiques. Certains aspects du spectre ressemblent par exemple au TDAH, la confusion est courante. D’autant plus que l’un n’empêche pas l’autre.
🔎 Pour connaître les dernières avancées en matière de dépistage : Bientôt le diagnostic par fond de l’œil à la naissance ?
La vie des victimes est un chemin semé d’embûches et de désillusions. Le monde associatif apporte des solutions aux familles et milite activement pour une prise en charge bienveillante et inclusive des personnes atteintes par des TSAF.
Accompagner un enfant TSAF : une parentalité endurante et empathique
Le rôle majeur des associations parentales
Catherine et Antoine Bourély-Metelski ont mis un nom sur la maladie de leur fils adoptif, à la faveur d’un séjour au Canada. Il avait 19 ans. Leur témoignage montre le retard pris par la France en matière de dépistage : « Avec le recul, nous étions pourtant un cas « facile » à diagnostiquer, car notre fils était porteur d’un SAF complet, c’est-à-dire qu’en plus des lésions cérébrales, tous les signes physiques visibles surtout sur le visage étaient présents : mais qui savait les reconnaître en France ? » Ils fondent Vivre avec le SAF pour mettre leur histoire de vie au service de la collectivité.
Avec la présence de référents dans chaque région, l’association remplit les missions suivantes :
- accueillir et écouter les familles ;
- les orienter vers les spécialistes ;
- médiatiser les TSAF ;
- agir aux côtés des Institutions.
Elle transmet des recommandations via des guides, des conférences ou des vidéos. Vivre avec le SAF a popularisé en France sept pistes éducatives venues du Canada, pays pionnier dans l’assistance aux personnes TSAF et leurs familles.
Les 7 clés magiques pour communiquer avec un enfant TSAF
Un enfant porteur de TSAF est privé à vie d’un fonctionnement cognitif et émotionnel efficient. Ce n’est pas qu’il ne veut pas agir en conformité, c’est qu’il ne peut pas. Le renforcement positif le rassure et l’aide à progresser. Ses parents, ou ses responsables, doivent développer leur capacité empathique et répondre à ses besoins spécifiques.
Clé n° 1 : être concret et précis
L’ironie et les sous-entendus sont à bannir. Une personne TSAF comprend tout au sens littéral.
Clé n° 2 : utiliser un langage cohérent
Les mêmes mots doivent toujours être employés pour décrire les mêmes choses.
Clé n° 3 : répéter encore et encore
La mémoire à long terme fonctionne mal chez une personne TSAF. Répéter la consigne s’avère indispensable pour s’assurer qu’elle va agir.
Clé n° 4 : créer des routines
Les habitudes atténuent l’anxiété du jeune et favorisent ses apprentissages, y compris scolaires.
Clé n° 5 : simplifier l’environnement de travail
Prévoir un lieu calme et ergonomique, afin de compenser les problèmes de motricité ou d’attention.
Clé n° 6 : structurer le quotidien
L’adulte adopte une attitude fiable et prévisible en toute circonstance. Il anticipe le déroulement de la journée et l’explique à son enfant.
Clé n° 7 : superviser l’existence
Surveiller les agissements de son enfant, même devenu adulte, est intrusif. Mais c’est un prix à payer pour limiter le risque de mauvaises rencontres et les comportements dangereux.
➡️ Découvrez l’émouvante histoire de Maija, petit volcan, pour comprendre le quotidien d’un enfant porteur d’un SAF.
Les troubles de l’alcoolisation fœtale et la justice
Un adolescent ou un adulte TSAF risque d’affronter au moins une fois dans sa vie une procédure judiciaire. Ses déficits cognitifs et intellectuels l’empêchent de réfléchir avant d’agir. En outre, elle ne perçoit pas le caractère répréhensible de ses actes.
Depuis 2020, le site TSAF & Justice met à disposition des professionnels du secteur judiciaire des ressources sur les personnes TSAF et l’attention particulière qu’elles méritent. La page d’accueil indique l’ambition de cette action unique en son genre : « Un traitement juste et équitable tout au long du parcours judiciaire, quel que soit leur âge ».
Plusieurs intentions motivent les deux architectes de ce projet, Vivre avec le SAF et la COREADD (Coordination régionale Addictions Nouvelle-Aquitaine) :
- sensibiliser de nouveaux corps de métier au TSAF (parmi eux les policiers et les avocats) ;
- développer une justice réparatrice et thérapeutique pour les victimes ;
- lutter contre la stigmatisation ;
- braquer les projecteurs sur les problématiques de santé mentale en France.
C’est une option supplémentaire pour aider des familles happées par la spirale judiciaire. La question de l’inclusion des TSAF franchit une marche supplémentaire grâce à ce dispositif d’information inédit.
L’abstinence pendant la grossesse est le seul moyen d’éradiquer les troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale. Mais une société humaniste doit prendre soin des plus vulnérables quand le mal est fait. Les TSAF et leurs conséquences sont documentés. Des solutions existent pour offrir un confort de vie adapté aux personnes concernées.
➡️ Parents, professionnels, curieux : consultez l’excellent site de référence SOS TSAF.
➡️ Partagez vos expériences et vos ressources en commentaire pour contribuer à visibiliser les TSAF.
Sources :
Troubles causés par l’alcoolisation fœtale : repérage – Haute Autorité de Santé
Centre d’excellence en trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale – Réseau de santé Vitalité (Canada)
Dimensions historiques, culturelles et sociales du « boire – Collections numériques de l’Inserm
Un pédiatre nantais « découvreur » du syndrôme d’alcoolisation foetale : le Dr Paul Lemoine – Psychotropes, revue internationale des toxicomanies et des addictions